Nouvelles de janvier 2011 - Rendez-vous de février 2011

Notre nouvel épisode :

La bouteille à la mer

Résumé des épisodes précédents :

« Jeu tout compris ! Jeu tout compris ! Jeu pas parler mais jeu tout compris ! » La mamie avait littéralement bondi sur le plateau. « Jeu tout compris ! Je suis française ! » Elle avait, à la main, une bouteille d’alcool. C’était, au moment des saluts, à la fin d’une représentation de « Fait divers avec chiens ». Nous étions à Ternopil ou Tchernivtsi, je ne sais plus. Nous formions un petit convoi de deux véhicules qui, en ce printemps des années quatre-vingt-dix, sillonnait les routes verglacées des Carpates Ukrainiennes pour jouer du Maupassant, dans de magnifiques théâtres.

Le moment des saluts est un moment étrange, en suspension entre deux mondes : on n’est plus dans le jeu, on n’est pas encore dans la vie. La salle applaudit bruyamment, dans deux minutes elle sera vide. Pendant ces deux minutes, le temps se dilate et la mamie m’entraîne dans sa vie à elle. Dans une langue maladroite elle m’apprend qu’elle est née à Nancy et qu’elle y a rencontré un Ukrainien. La Lorraine des années cinquante n’était pas tendre pour la communauté des immigrés de l’Est. Certains répondirent aux appels de la propagande Stalinienne et c’est ainsi que l’Ukrainien retourna dans son pays d’origine accompagné de sa fiancée Française, et le mur s’est refermé derrière eux. Ils sont quelques milliers comme ça, en Ukraine, on les appelle « les rapatriés », ce mot, pour moi, n’est pas anodin.

Les deux minutes sont écoulées, il y a du désespoir et de la ferveur dans les yeux de la mamie : nous sommes les premiers compatriotes qu’elle rencontre depuis plus de quarante ans. Je balbutie quelques vaines phrases de réconfort, je vais devoir rentrer dans la loge, me changer, rejoindre les officiels et porter des toasts à la paix et l’amitié entre les peuples (le protocole a encore des raideurs toutes soviétiques). Nous ne nous reverrons plus, nous le savons. La mamie à un geste presque brutal, elle me colle de force entre les mains sa bouteille d’alcool et disparaît.

De retour chez moi, quinze jours plus tard, j’ouvre la bouteille, la gorge serrée. Sur l’étiquette, en écriture cyrillique et latine, il est indiqué « Brandy ». Combien de temps cette femme a-t-elle dû économiser pour cette bouteille ? C’est imbuvable. L’alcool finira dans la cuisine mais je n’ai jamais pu me résoudre à me séparer de la bouteille. Elle m’accompagne en tournée. Au début du spectacle « Rhinocéros », le personnage se promène une bouteille à la main : c’est elle. Si je devais un jour, par maladresse, la briser, je crois que j’aurais du mal à poursuivre mon spectacle. Cette bouteille évoque pour moi deux moments pénibles, deux moments où je me suis senti impuissant et lâche. La deuxième fois, c’était à Nancy. « Rhinocéros » était, alors, un spectacle récent qui connaissait ses premiers succès mais jamais je n’aurais pu imaginer celui-ci. Au sein de l’université, on appelait cette salle « l’amphi 500 », l’équipement était sommaire, et il y avait 500 places. Il en aurait fallu 300 de plus. Les étudiants s’étaient tassés sur des bancs, sur les marches... Il est vrai que l’entrée était gratuite et que la représentation était organisée dans le cadre d’un important colloque sur l’œuvre de Ionesco. Les étudiants sont un public extraordinaire, capables à la fois d’humour, de recueillement et d’enthousiasme. À la fin de la représentation, les rappels étaient frénétiques. On se serait cru à Woodstock. La bouteille était sur la scène, à côté de moi. Parmi ces 800 étudiants Nancéens, combien étaient-ils qui gardaient dans leur famille le souvenir d’une grand-tante ou d’une vieille cousine envolée dans les Carpates ? L’histoire était commune, à l’époque, de ces retrouvailles avec des vies bouleversées, il y avait même une émission de télé larmoyante qui en faisait ses choux gras. J’aurais pu profiter de l’instant, distraire quelques instants l’attention portée au grand Ionesco... Je ne m’en suis pas senti le droit : je ne suis qu’un interprète. Disons plus clairement que je n’ai pas osé. Il y a un joli mot pour cela : « pusillanime », ça veut dire « petite âme » et ça peut se traduire par « dégonflé ».

Plus de quinze ans ont passé, la mamie est sûrement morte aujourd’hui et je ne lui ai servi à rien. Ça arrive quelquefois, ça dure le temps d’un sourire, d’une danse, d’une rencontre, d’une soirée, ça pourrait bouleverser votre vie ou la vie des autres, il suffirait d’un geste...

Et on reste les bras ballants.

La bouteille va rester soigneusement enveloppée dans la caisse à accessoires pendant quelques semaines : pas de « Rhinocéros » à l’horizon. Mais des « Konkasseurs », le jeudi 3 février (représentations réservées aux collégiens d'Azay-le-Rideau). « La Leçon » au théâtre de la Hûchette du14 au 19 février, réservation au 01 43 26 38 99, et le travail d’adaptation et les répétitions avignonnaises du prochain spectacle « Chagrin d’école » de Daniel Pennac. Mais avant cela, en cette tout fin de janvier, il y a nos représentations Tourangelles de « Les trous dans la couverture » L’écriture de Jean-Pierre Chabrol est stupéfiante de force et de densité, elle parle du monde rural à travers tout le XXème siècle. Ce spectacle âpre (mais drôle aussi) est, sans doute plus fragile, que par exemple, nos « Konkasseurs de Kakao » mais Serge Rigolet et moi le défendons avec ardeur. Nous le défendrons l’été prochain en Avignon. Et d’ici là, nous espérons que le public Tourangeau nous accompagnera, dès cette fin de semaine, au carré Davidson, 62 rue George Sand à Tours, réservation au 02 47 20 51 13.

Les bonnes résolutions de début d’année tiendront-elles jusqu’au Mardi Gras ?
Le camion « Menuiserie » qui a laborieusement passé le contrôle technique sera-t-il bientôt carrossé de neuf ?
Quel fut l’accueil réservé aux deux premières représentations de
« Nouvelles de mon cru » ?
Le théâtre de la Hûchette se délocalisera-t-il en Touraine, le temps d’une représentation Bellilocienne de
« La Leçon », au printemps prochain ?

Le succès les guette, les huissiers les pourchassent !
- Nos amis s’en sortiront-ils ?
- Bien sûr !
- Mais comment ?

Vous le saurez bientôt, en lisant « Les nouvelles de février » !
Vous en saurez un peu plus en visitant notre site, prochainement réactualisé : www.theatredelafronde.com.

Et beaucoup plus en venant nous voir !